Je fais du stop jusque chez l’ostéo. J’ai pris rendez-vous, car cela fait depuis le début de mon aventure que j’ai des douleurs dans tout le bas du corps, des hanches jusqu’aux pieds. Ce sont des lancinations supportables, mais pénibles à la longue. Il me fait craquer quelques vertèbres, des articulations et des blocages au niveau des pieds, du dos, du bassin. Cela devrait aller mieux d’ici deux-trois jours, me prédit-il. Je l’espère sincèrement, car j’en peux plus de ces douleurs chroniques.
Je retrouve Sullivan, venu marcher avec moi pour la journée. On ne se connaît pas, mais le feeling passe instantanément. Un grand gars de vingt-quatre ans qui ne manque ni d’humour ni de motivation, il est déter’ ! Juste pour le plaisir de m’offrir un kouign-amann, il remonte la pente d’Auray en courant, avant de la dévaler avec la pâtisserie dans les mains puis de me lancer :
- Donne-moi ton sac !
- T’es sûr ? Car il pèse quand même dix-sept kilos.
- Oui oui, si ça peut te soulager.
Avec son sac d’écolier en bandoulière, je me sens tellement léger que je pourrais m’envoler. On se perd dans les ruelles d’Auray en cherchant les traces du GR. S’en suivent des heures de marche pas intéressantes visuellement : des champs, des bords de route et quelques forêts. La mer est loin. Heureusement, on papote allègrement. Sullivan est gendarme mobile, ce qui lui permet de pas mal voyager. Tout comme moi, il a déjà traversé la Corse à pied via le GR 20, et est allé en autostop jusqu’en Laponie. Je lui rétorque : « Moi aussi ! Mais je l’ai fait déguisé en père Noël ! ». Et là, incroyable, il me dit que lui aussi était déguisé en père Noël !! C’est dingue. Les génies se rencontrent.
Halte devant l’église de Crac’h, j’en profite pour acheter un far breton : quatre euros pour un seul far et il n’était même pas bon. Ils ont complètement Crac’hé ! Sullivan se moque de moi, et me conseille diététiquement :
- Tu devrais manger plus d’oléagineux, comme des noix de cajou ou des amandes, c’est du gras qui te sera plus bénéfique que tes pâtisseries.
Il n’a pas tort, mais si je ne teste pas toutes les boulangeries bretonnes, qui le fera ?
Sullivan me parle du livre « 21 jours sans se plaindre ». Vingt-et-un jours, car c’est le temps nécessaire pour ancrer une habitude, et sans se plaindre, car je me plains beaucoup ! Ah ! Ah ! J’essaye de ne pas me lamenter sur mon tibia gauche qui me tire, vous n’avez pas idée. Mais chut, je dois rien dire. À la pointe de Kerpenhir : quatre chaises rouges et une table basse sont installées face à la mer. On se pose, Sullivan sort des cacahuètes grillées quand une femme nous interrompt :
- Vous voulez l’apéro ?
- Avec plaisir, répond-on en rigolant.
La femme disparaît. Trois minutes plus tard, elle revient avec deux bières fraîches. Improbable ! C’est une famille lorraine qui a loué la maison juxtaposée pour les vacances. On prend l’apéro avec eux, pendant que les enfants nous offrent un lapin de Pâques en chocolat, qui finira écrasé dans mon sac. On repart tout guilleret. Deux chèvres escaladent un muret à quatre mètres du sol. L’alcool ferait-il déjà effet ?
On longe la rivière de Crac’h qui remonte jusqu’à La Trinité-Sur-Mer, avant d’enjamber le pont de Kerisper. On y voit l’immense port de plaisance qui accueille plus de mille bateaux en tout genre. L’un d’eux se distingue par sa taille hors-norme. Son mât dépasse de loin tous les autres, c’est un Ultim. Pour plaisanter, Sullivan me défie :
- Chiche, on monte dessus quand on y sera ?!
Sandrine Bertho, notre hôte du soir, vient nous chercher au port. Par texto, elle s’était présentée comme navigatrice. Je ne pouvais imaginer qu’elle et son mari Yves Le Blevec, soient à la tête du gigantesque tricoques : le trimaran Actual Ultim ! Elle nous fait visiter le vaisseau. On n’en revient toujours pas.
Le voilier est d’une taille démesurée : trente mètres de long, vingt-deux mètres de large et trente-cinq mètres de haut. Et pourtant, Yves le pilote seul quand il est en course. Lui et son équipe de quinze personnes préparent actuellement la Route du Rhum, la célèbre course en solitaire qui relie Saint-Malo à Pointe-à-Pitre en Guadeloupe. Je suis face à une sommité du monde de la voile. Incroyable. Autour d’un apéro, Yves nous raconte qu’il part seul lors des courses en solitaire, mais que 80% du travail est fait en amont avec son équipe. Il faut se mettre en condition de navigation et s’interroger sur ce qu’il peut se passer une fois en pleine mer, comment résoudre n’importe quel pépin le plus rapidement possible avec le moins d’effort possible. Pendant les courses, Sandrine reste à terre et fait l’interface 24h/24 entre son compagnon et l’équipe technique. Un couple de passionnés qui fait plaisir à rencontrer. On se couche avec Sullivan en rigolant de cette journée improbable.




