Après cette première nuit mouvementée à cause du fichu rongeur qui n’a pas trouvé mieux que de déguster ma seule barre de céréales, je remballe ma tente humide sous le crachin. Matinée calme, temps ombragé, corps motivé. Les douleurs de la veille se sont échappées. Passage devant la plage naturiste des Jaunais, pas un cul nu à l’horizon. Vu la météo, je comprends. Je continue le long de la plage de Sainte-Marguerite, avant d’arriver au port de Pornichet, où je pose mon fessier courbaturé dans un restaurant italien. Mon excuse est toute trouvée : je n’ai plus de batterie dans mon téléphone. La vérité : je suis déjà KO après dix petits kilomètres. Pour le moment, aucune interaction sociale à déclarer. Faut dire que le sentier est désert. Ah si, au réveil, un monsieur promenait son chien autour de ma tente. Quand ma tête est sortie, il m’a lancé un regard de mépris qui disait « espèce de sans-abri ! ». Il n’a même pas répondu à mon joyeux « Bonjour ! », se contentant de me dévisager.
L’arrivée sur La Baule-Escoublac est un peu surprenante. Jusqu’alors, c’étaient de petites plages entrecoupées de falaises où de belles maisons surplombent la mer. Là, c’est une longue plage de cinq kilomètres. D’un côté, la mer, grise et agitée, de l’autre côté, une rangée de bâtiments tous plus laids les uns que les autres. Je comprends que la mer soit en colère. Qui serait heureux d’avoir des barres d’immeubles devant sa fenêtre. Le pire, c’est qu’en ce mardi 5 avril, il n’y a pas âme qui vive. Ces bâtiments sont pour la plupart des locations saisonnières. Des agents d’entretien remuent terre et mer. Ils soufflent le sable venu s’étaler sur le bord goudronné, tandis qu’un bulldozer s’active à des va-et-vient pour restructurer la digue. L’Homme essaye d’apprivoiser la Nature. Combat sans fin.
Au restaurant, un jeune homme en fauteuil roulant s’installe difficilement derrière moi. D’un côté, le marcheur, de l’autre, le rouleur. Triste parallèle. Je mesure ma chance : je peux marcher. Il n’y a que lorsqu’on a été privé de ce droit que l’on peut se rendre compte du bonheur de jouir pleinement de toutes les capacités de son corps. Oui, j’ai mal aux pieds et une ampoule sur le petit orteil droit prolifère. Mais quelle chance de pouvoir encore souffrir ! Je mets mon corps à mal pour prouver ma liberté. La liberté a un prix, la douleur de mon doigt de pied.
Le passage après la Baule est interminable. La longue étendue de sable donne lieu à un joli port. À marée basse, je déambule entre rochers et falaises, avec la mer qui me menace. Je crains d’être pris par la marée montante, mais finis par trouver un escalier. Me voilà sauvé ! Alors que je me pose, le soleil fait son entrée. Ça égaie mon après-midi. Moi qui n’avais plus la motiv’, je repars de plus belle atteignant en fin de journée un total de vingt-et-un kilomètres, avec en guise de récompense un admirable coucher de soleil. Je pose ma tente à l’abri du vent à l’entrée de Batz-sur-Mer. État : douleur au petit orteil plus intense que prévu. Zone pelvienne qui tire. Finalement, je ne suis pas si heureux que ça de souffrir.