Cinq heures du matin, le réveil sonne, Paris s’éveille, moi aussi. Je ne peux pas dire que j’ai bien dormi, mon cerveau ne s’est pas arrêté. Cela fait depuis Noël que j’attends ce jour-là. J’ai l’impression de partir faire le tour du monde, alors que je ne vais même pas changer de pays. Mon bout du monde, c’est la Bretagne, et pour y aller, c’est trente euros en Ouigo. Pas cher le dépaysement.
Dans la pénombre, je boucle mon sac de soixante litres que je pèse : quinze kilos tout pile. Parfait. Il faut savoir partir léger, me félicité-je. Je ne savais pas encore ce que signifiait le mot léger. Je dis au revoir à ma femme et mes enfants (non, c’est faux, je suis seul et célibataire), et prends le métro parisien direction Montparnasse. Il pleuviote, il fait froid, les gens sont blancs, gris, noirs. Moi, je suis jaune poussin avec le sourire aux lèvres. C’est pour moi plus qu’une marche au long cours, c’est un voyage intérieur dans le pays de mes ancêtres. Et puis, je pars pour réaliser un film documentaire et écrire un livre retraçant mon périple au jour le jour. J’ai également prévu de communiquer quotidiennement sur mes réseaux sociaux. En quelque sorte, je pars travailler.
Un TGV, un TER et une demi-heure de marche plus tard, me voilà au pied du pont de Saint-Nazaire. Je prends quelques photos, histoire d’immortaliser mon départ. Pour tout vous dire, c’est moche. Je suis dans une zone industrielle où les voitures inondent des parkings immondes. Ça ne m’étonne pas, je ne suis pas encore en Bretagne, mais dans les Pays de la Loire. Calmez-vous les Ligériens, c’était une blaaaague. Votre région est certainement belle, mais pour l’instant tout ce qui m’entoure n’est pas charmant. Je trouve le panneau signalant le début du GR 34 :
Mont Saint-Michel
par le Sentier des Douaniers
—- 2000 km —-
Quoi ? J’aurai déjà fait cent kilomètres ?! Je ne pensais pas être si rapide. Je traverse la zone portuaire et les chantiers navals. Pas de végétation, que du béton. C’est sale, délabré. Des papiers se font traîner par le vent. Un paquebot de la taille d’une ville bouche l’horizon. On ne peut pas dire que ce soit le plus beau début de sentier. Je n’imagine même pas quand il pleut. Heureusement pour moi, le soleil m’accompagne entre deux nuages. Je passe devant mon premier phare d’une longue série : le phare du Vieux Mole qui contemple l’estuaire de la Loire. Drôle de nom pour un phallus en béton. Je longe quelques plages, découvre des maisons de pêcheurs en inactivité qu’on surnomme « pêcheries ». Ce sont des petites cabanes en bois montées sur des échasses au-dessus de la mer. À marée haute, les pêcheurs y font pendre de grands filets carrés qu’ils remontent et descendent au fil de leur pêche. Je n’ai pas la chance de les voir en action, mais paraît-il que c’est beau à voir. Il n’y a pas un chat par ici, seulement des goélands. Tout le littoral est entouré de baraques, la plupart aux volets fermés, la saison estivale n’a pas commencé. Attristant.
Fin de journée, je suis harassé et courbaturé de tout mon corps. J’ai atteint le blockhaus du Fort de l’Ève, soit une quinzaine de kilomètres en un après-midi. Bravo. Oui, il faut savoir se féliciter. J’attends la tombée de la nuit pour poser ma tente discrètement. Derrière un buisson, je trouve un petit coin d’herbe qui accueille ma toile à l’abri des regards. Pour ce premier soir, je n’ose pas la planter sur la plage ni demander à un habitant de squatter son jardin. Je veux être seul et ne dépendre de personne. Rien de plus satisfaisant que de se sentir libre en mangeant mon premier paquet de nouilles déshydratées. Le réchaud marche bien, je dis ça, car je ne l’ai même pas testé avant de partir. Normalement, il est conseillé de « faire » son matériel avant une grande expédition. On n’est jamais à l’abri d’une avarie. Chose que je n’ai évidemment pas faite. Tout mon matos est nouveau. Même mes chaussures, c’est la première fois que je les mets. Grave erreur. J’ai maaaaaaaal. C’est pire que des patins à glace. Quel soulagement de les enlever ! Tout mon corps me fait souffrir : la plante des pieds, les orteils, les hanches, le dos. Je ne suis clairement pas préparé.
Dans la nuit noire, quelque chose frôle ma tente. Est-ce un animal qui rôde ? Une personne un peu trop curieuse ? Je coupe ma respiration. J’entends les buissons bouger. J’ai peur. Je ne sais pas de quoi j’ai peur, mais j’ai peur ! J’ai l’impression que quelqu’un va m’agresser d’une minute à l’autre, qu’il va découper la toile de tente en mille morceaux avant de faire pareil avec moi. Je pourrais me défendre avec mes bâtons, mais ils servent d’armature pour tenir la tente. Je suis à l’affût comme le capitaine d’un voilier, attentif au moindre bruit et prêt à sortir sur le pont pour en découdre. Je me résous à beugler un « hooo » qui ne fait aucun effet. Ça continue de bouger dehors. « C’est le vent », me dis-je au fond de mon dubet, pardon, de mon duvet. Désolé, j’ai le nez qui coule. Il ne fait pas chaud sur le littoral breton. Le bruit s’estompe, puis rebelote. Y a quelqu’un dans l’abside de ma tente ou quoi ? Je tends l’oreille et j’entends un bruit de plastique. Quelqu’un est en train de fouiller dans mon sac ?! Ou plutôt quelque chose.
– Scélérat !
Ou plutôt aurais-je dû dire : c’est un rat ! Je mets un coup de pied dans ma toile pour faire fuir le fautif. Ça marche. J’entends l’animal se carapater dans un bruit furtif. Il m’a fait peur ce coquin. Je peine à me rendormir. Ma vessie est pleine à craquer, mais flemme de m’habiller pour sortir de ma tente. Je suis transi de froid. Mon cerveau est en ébullition. Trop de pensées, beaucoup d’incertitudes quant à mon aventure : dans quoi me suis-je lancé ?