5h du mat’, j’entends le vent et la pluie qui mènent un combat : celui qui fera le plus de bruit. Ils se disputent pour savoir qui sera le plus fort. Combat qui fera au moins une victime collatérale : moi. Je tourne en rond dans mon lit et attends le lever du jour. 8h, David me propose de me déposer plus loin pour me faire gagner quelques kilomètres. Mais pour qui me prend-il ? Un tricheur ?! Je veux faire la totalité du GR 34. Hors de question de grappiller sur mon itinéraire, je ne fais pas partie de cette bande de fainéants qui dès la première opportunité en profitent pour carotter. Quand il me dépose sous la pluie battante, je vois qu’il me considère comme un courageux jeune homme. Moi, c’est lui et son quotidien qui me scient. Effectuer un travail à la chaîne n’est pas une vie aisée, et pourtant c’est le quotidien pour beaucoup. Respect.
Je marche sous une tempête au milieu des champs. Il pleut des trombes, je dégouline de partout. Quelques bourrasques déstabilisent ma marche. Rien d’inquiétant, me dis-je. Ce n’est pas quelques gouttes qui vont me tuer. Je marche gaiement dans les flaques de boue qui sont de plus en plus épaisses. Le vent gronde, les arbres dansent, le chemin devient gadoue. Je chante et improvise ma version bretonne de « La Bohême » 🎶 :
La Bretagne, ça voulait dire que c’est pluvieux
La Bretagne, il ne pleut qu’un jour sur deux
Au croisement d’une départementale, une voiture s’arrête promptement devant moi. D’un pas décidé, la passagère se dirige dans ma direction :
- Bonjour, c’est TF1. On fait un reportage sur la tempête Diego.
- Ah, je me disais que ça soufflait beaucoup.
- Oui, toute la journée, Météo France a prévu des vents violents allant jusqu’à 100 km/h sur la côte bretonne, ainsi que des pluies très soutenues. Le Morbihan est placé en vigilance orange.
- Je comprends mieux pourquoi je suis tout seul dehors.
- On peut vous filmer marcher et vous poser des questions sur votre matériel ?
Quelle aubaine ! C’est mon sponsor Cimalp qui va être content. Ils m’ont équipé des pieds jusqu’à la tête de leurs plus beaux vêtements. Le binôme passe une demi-heure à m’interviewer sous la pluie avec mon K-Way jaune poussin. J’explique mes choix techniques. Je porte ma casquette qui est coincée sous la capuche, ça permet de ne pas prendre la pluie dans le visage. Mon sac à dos est protégé par une housse de sac. Rien de plus simple. Pour le bas, je suis en short et legging, avec des baskets de trail. Elles sont trempées, mais elles sèchent rapidement. Au journal télévisé de 13h, ma silhouette jaune apparaît. Je n’en reviens pas. Comme quoi, il faut être sur le terrain pour espérer qu’il se passe quelque chose.
Loin des voitures, je traverse les marais salants de Guérande. Je profite d’une accalmie pour contempler le paysage et prendre un peu de hauteur. N’étant pas un oiseau, je lance mon drone dans le ciel et découvre des mosaïques de couleurs : du gris clair, du bleu laiteux, du vert pastel et même de l’indigo et de l’orange. Chaque bassin y va de sa fantaisie en fonction de la profondeur de l’eau et son taux de salinité. Je marche jusqu’à la pointe de Pen Bron, non sans m’être délesté de mon sac que j’ai soigneusement caché sous un arbre. On ne m’y prendra plus avec les presqu’îles. Le vent est tellement fort que des arbres poussent à l’horizontale. Au bout de la jetée, j’admire la mer grise qui s’agite avec Le Croisic en arrière-plan. L’après-midi se complique. La mer se déchaîne. Le vent est puissant et la flotte vient me fouetter horizontalement. Moi qui croyais que la pluie venait du ciel, je me suis trompé. Le sentier n’est autre que du sable sur cinq kilomètres. J’ai l’impression de marcher dans la neige avec mes bâtons comme appui. Chaque pas s’enfonce et demande beaucoup d’effort. Est-ce agréable ? Non. Est-ce que je prends du plaisir ? Non plus.
Je parviens au fort de la Turballe où je croise un sosie du Capitaine Haddock, casquette de marin sur la tête. Je m’empresse de lui taper la causette. Bachibouzouk, c’est un touriste. Pas grave, tout est occasion à la discussion, et surtout à la pause. Mon pied droit commence sérieusement à tirer la gueule. J’ai malllllllll. Le tendon de mon tibia me tire, sans parler de ma première ampoule qui avec l’humidité de ma chaussure est dans un sacré état. À 15h, je suis prêt à abandonner toute mon aventure. Rien à secouer de la Bretagne. La douleur est trop vive, le crachin constant me démotive, j’en ai ma claque. Je sors une conserve de lentilles et les déguste froides sur un banc mouillé, le regard dans le vide. Je déprime. Une vraie déprime d’un aventurier en mal de confort. Rien ne peut me réconforter… C’était sans compter sur la bonté humaine. Un homme en voiture ralentit et s’arrête à mon niveau :
- Viens donc manger à la maison !
La minute d’après, me voilà au sec avec une soupe de légumes faite maison, et mes lentilles réchauffées. Je les dévore tout en faisant connaissance de ce couple de retraités d’une gentillesse sans commune mesure : François et Françoise, ça ne s’invente pas. Je leur signifie mes douleurs au pied et mes aléas. Ça me fait du bien de décharger mes pensées. Françoise était jadis médecin et me propose de m’examiner. Elle s’occupe de mon tibia en appliquant de la crème anti-inflammatoire :
- Si la douleur au tendon persiste, il te faut du repos.
- Impensable, me dis-je.
Elle perce ensuite l’énorme ampoule qui laisse apparaître mon petit orteil que je pensais perdu. Je soupire de bonheur. Un pansement Compil’ et ça repart. Dire que vingt minutes plus tôt, j’étais au bout de ma vie, me voilà requinqué. François me raccompagne à mon point de départ.
- Tu veux que je te dépose un peu plus loin ?
Mais pour qui me prend-il, nom d’un breton ? Vous pensez vraiment que je vais céder aussi facilement à la tentation de tricher ?! Bon, en vrai, vu mon état, je repense à ma logique initiale : je suis venu sur le Sentier des Douaniers pour me faire plaisir et suivre mon propre chemin. Peu importe que je me conforme au mètre près au GR 34, ce qui compte, c’est le chemin parcouru, c’est l’ivresse de la marche, ce n’est pas une compétition. Il n’y a pas de triche. Je ne suis qu’au quatrième jour d’un voyage de trois mois et ce ne sont pas quelques kilomètres en voiture qui vont changer quoi que ce soit à l’aventure que je fais.
- Pourquoi pas, mais pas trop loin non plus…
J’ai un peu honte de retourner ma veste aussi rapidement, mais nom d’un bigorneau, j’ai mal. François me fait découvrir la pointe de Piriac-sur-Mer, très belle pointe, puis me dépose sur la plage du Port au Loup, loup qui a dû se cacher, car je ne l’ai pas trouvé. Quatre kilomètres de grappiller, ça vaaaaaa. Il ne me reste plus que six kilomètres à faire sous un ciel teinté de bleu. Les couleurs sont flamboyantes et j’apprécie pleinement cette fin de journée, surtout que je suis attendu à Quimiac. Depuis mon passage au JT de TF1, j’ai reçu plus de cent-cinquante demandes pour m’héberger. C’est insensé ! Je rencontre ainsi Valérie et Stéphane qui m’accueillent comme un invité de choix. Outre le repas gargantuesque, je bois tout ce qu’ils me proposent : kir breton, bière locale, whisky au blé noir, vin pour accompagner le repas, et une petite pomme pour digérer. Je finis avec deux grammes dans le sang, ce qui rajoute encore du poids à mon sac. Je gribouille deux lignes avant de m’endormir la tête dans mon journal de bord.